Un gouvernement au-dessus de la mêlée

Source : Pol Ferjac © Droits réservés

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Présentation

Pol Ferjac, de son vrai nom Paul Ferdinand Levain (1900-1979), est un caricaturiste français actif dès l’Entre-deux-guerres ; marqué à gauche, il travaille pour le Peuple, quotidien de la CGT, avant de devenir un des collaborateurs les plus réguliers du Canard Enchaîné.

Le 3 septembre 1958, il fait paraître une caricature ridiculisant par anticipation la présentation publique de la constitution de la Ve République par le général de Gaulle qui a lieu le lendemain sur la place de la République.

Contextualisation

En 1958, la France traverse une grave crise politique liée à la guerre d’Algérie. Le Parlement est divisé et les gouvernements se succèdent rapidement dans la première moitié de l’année : ni l’un ni les autres ne parviennent à mettre fin au conflit. La crise s’accentue en mai 1958 avec l’intervention d’une partie de l’armée dans la vie politique, lorsque les généraux en poste en Algérie menacent d’envahir la métropole. Dans ce contexte, de Gaulle apparaît aux yeux de beaucoup comme le seul capable de dénouer la crise : l’autorité du chef de la France libre est immense et il a le soutien de l’armée. Appelé par le président René Coty gouvernement de Gaulle accepte de revenir au pouvoir s’il dispose des pouvoirs nécessaires, en particulier celui de rédiger une nouvelle constitution, inspirée des propositions faites à Bayeux en 1946. Ses conditions acceptées, il charge de brillants juristes, emmenés par Michel Debré, de cette tache au cours de l’été. La constitution est présentée le 4 septembre 1958, jour anniversaire de la naissance de la IIIe République, avant d’être soumise à référendum le 28 septembre

Analyse

Le projet de constitution de 1958 suscite de vives oppositions, en particulier à gauche.

Dans ce dessin représentatif de la stratégie du Canard Enchaîné pour caricaturer de Gaulle (par détournement de scènes historiques célèbres en général liée à la monarchie absolue ou, comme ici, au bonapartisme), Ferjac exprime les craintes que le projet suscite pour les tenants de la culture républicaine traditionnelle, issue de la IIIe République. Celle-ci fait en effet équivaloir démocratie et régime parlementaire, et corrélativement, se méfie de tout pouvoir exécutif fort.

La représentation d’un de Gaulle disproportionné par rapport aux autres figures et assis de manière vulgaire sur le socle normalement dévolu à la statue de la République, ne raille pas seulement la mégalomanie attribuée au Général se prenant pour la République en personne. Elle dénonce également sa tendance à la personnalisation du pouvoir, qui conduit au césarisme, comme l’illustre à la fois l’allégorie de la constitution elle-même qui porte le visage du Général, mais aussi la manière dont de Gaulle la présente : l’auteur caricature ici l’annonce de la naissance du Roi de Rome, son fils, par Napoléon.

Cependant, pour l’opinion de gauche, ce n’est pas seulement la Constitution ou la personnalité du Général qui posent problème, mais encore l’agenda politique et les intérêts qui les portent. Ferjac prend en effet soin d’entourer le Général de certains des personnages et des milieux qui l’ont porté au pouvoir ou ont participé, de près ou de loin, à la rédaction du projet de Constitution. On reconnaît ainsi François Mauriac (tenant un chapelet), le très musclé administrateur de l’Algérie Jacques Soustelle, ou encore Pierre Pflimlin et Guy Mollet, devenus tous deux ministres d’Etat après s’être ralliés à la solution gaullienne. Loin d’incarner à l’image la continuité de l’Etat et de la République, ces personnages représentent une France conservatrice voire réactionnaire, aux penchants autoritaires.

L’ambiance de coup d’Etat est renforcée par la place particulière de l’armée : des soldats patibulaires quadrillent la place sous l’œil éberlué d’une sans-culotte ; mais surtout on reconnaît un « milieu algérien » incarné notamment par Massu (sous la IVe République). Ferjac traduit ainsi cette alliance du sabre et du goupillon parvenue au pouvoir à la faveur de la crise de mai 1958, assimilée par la gauche (Pierre Mendès-France, François Mitterrand, les communistes) à un pronunciamiento.

Ressources complémentaires :

 

Bibliographie

Le Canard Enchaîné. La Vè République en 2000 dessins, Paris, Les Arènes, 2008

Didier Convand, Pascal Magnard, L’incroyable histoire du Canard enchaîné, Paris, les Arènes, 2016

Jean Lacouture, De Gaulle, T. 2 Le Politique, Paris, Seuil, 1985

Laurent Martin, « De Gaulle et le Canard Enchaîné je t’admire, moi non plus », Sociétés et Représentations, 2013/2, pp. 109-123.

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