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Entretien de De Gaulle avec Churchill Ă  Paris le 11 novembre 1944

« M. CHURCHILL. – Nous sommes rĂ©solus Ă  rendre Ă  la Pologne un espace vital Ă©quivalant Ă  son territoire d’avant-guerre. Mais nous ne nous sommes jamais engagĂ©s Ă  la restaurer dans ses anciennes frontiĂšres. Les Polonais peuvent prendre Dantzig, des territoires de Prusse-Orientale et tout ce qu’ils peuvent absorber jusqu’à l’Oder. Les Russes sont d’accord, les AmĂ©ricains aussi, surtout depuis les Ă©lections. Les Polonais perdront Lwow ; ils perdront aussi Vilno, qu’ils ont conquis autrefois contre le grĂ© de la France et de l’Angleterre.

Ce projet consacre l’annexion de territoires peuplĂ©s de 7 millions d’Allemands. Un certain nombre d’entre eux trouveront leur place dans les contingents de travailleurs Ă  dĂ©placer pour participer Ă  la reconstruction des pays alliĂ©s dĂ©vastĂ©s. D’autres pourront ĂȘtre recasĂ©s en Allemagne oĂč les travaux de reconstruction susciteront un appel de main d’Ɠuvre.

GENERAL DE GAULLE. – Je suis heureux de constater que votre position au sujet de la Pologne est Ă  peu prĂšs la nĂŽtre. La Pologne doit pouvoir vivre et vivre indĂ©pendante. Nous comprenons que les Polonais regrettent Lwow, mais on peut imaginer des compensations en direction de l’Oder. [
] Quant aux problĂšmes de population, la prolificitĂ© polonaise les attĂ©nuera Ă  la longue. »

Source : entretien avec M. Winston Churchill, en présence de MM. Georges Bidault et Anthony Eden, rue Saint-Dominique, le 11 novembre 1944, in Mémoires de Guerre, t.3 : Le salut 1944-1946, De Gaulle Charles, Paris, Plon, 1959.

Carte des nouvelles frontiĂšres de la Pologne en 1954

Source : carte publiée dans le mensuel français Le Monde Diplomatique, n°4, Août 1954, p.3

Présentation

Les documents permettent de montrer le dĂ©placement des frontiĂšres polonaises Ă  la fin de la seconde guerre mondiale. L’extrait de l’entretien entre le gĂ©nĂ©ral de Gaulle et Churchill lors de la visite de ce dernier en France en novembre 1944 Ă©voque la fixation des nouvelles frontiĂšres polonaises. La carte publiĂ©e par Le Monde Diplomatique, « journal des cercles diplomatiques et des grandes organisations internationales », est de crĂ©ation fort rĂ©cente comme l’annonce la manchette d’époque. Elle vise Ă  restituer l’évolution de la situation frontaliĂšre polonaise Ă  ses lecteurs dans un de ses tout premiers numĂ©ros en 1954, preuve de l’acuitĂ© du problĂšme sur la scĂšne internationale.

Contextualisation

Le contexte issu de la seconde guerre mondiale doit ĂȘtre analysĂ© afin de ressaisir la logique des Ă©volutions de la frontiĂšre germano-polonaise Ă  partir de 1945.
‱ 23 aoĂ»t 1939 : signature du pacte germano-soviĂ©tique de non-agression Ă  Moscou, dont le protocole secret Ă©voque le partage de la Pologne en deux sphĂšres d’influence (l’une allemande et l’autre soviĂ©tique) de part et d’autre des fleuves Narev, Vistule et San.
‱ 1er septembre 1939 : invasion de la Pologne par l’Allemagne.
‱ 17 septembre 1939 : invasion de la Pologne par l’URSS.
‱ Octobre 1939 : la Pologne est occupĂ©e conjointement par l’Allemagne et l’URSS de part et d’autre d’une ligne de dĂ©marcation le long du fleuve Bug.
‱ 22 Juin 1941 : dĂ©clenchement de l’opĂ©ration Barbarossa : l’Allemagne envahit l’URSS et occupe totalement la Pologne.
‱ 28 novembre-1er dĂ©cembre 1943 : les trois grandes puissances (Etats-Unis, Royaume-Uni et URSS) s’accordent sur le principe d’un dĂ©placement vers l’ouest des frontiĂšres polonaises lors de la confĂ©rence de TĂ©hĂ©ran.
‱ A partir de l’étĂ© 1944 : l’ArmĂ©e rouge soviĂ©tique pĂ©nĂštre en Pologne et prend progressivement le contrĂŽle du pays.
‱ 11 novembre 1944 : visite du Premier ministre du Royaume-Uni Winston Churchill Ă  Paris, au cours de laquelle il s’entretient avec De Gaulle du dĂ©placement des nouvelles frontiĂšres polonaises vers l’ouest, entre autres sujets de conversation.

Analyse

Le compte-rendu de l’entretien entre De Gaulle et Churchill traduit les nouveaux Ă©quilibres gĂ©opolitiques qui vont façonner les frontiĂšres polonaises aprĂšs-guerre. DĂšs 1943, la confĂ©rence de TĂ©hĂ©ran entre les trois grandes puissances alliĂ©es avait envisagĂ© le principe d’un dĂ©placement vers l’ouest des frontiĂšres de la Pologne aprĂšs la guerre afin de compenser les pertes que Varsovie ne manquerait pas de subir au profit des SoviĂ©tiques. L’avancĂ©e de l’armĂ©e rouge en Europe orientale puis centrale Ă  partir de 1944 crĂ©e un rapport de force extrĂȘmement inĂ©gal entre la Pologne d’une part, battue militairement en 1939 puis entiĂšrement occupĂ©e par les Nazis Ă  partir de l’étĂ© 1941, et l’URSS d’autre part, dont l’avancĂ©e paraĂźt irrĂ©sistible sur le front de l’est depuis 1943, non sans avoir essuyĂ© des pertes colossales. L’entrĂ©e des troupes soviĂ©tiques en Pologne entraĂźne l’annexion rapide d’une part importante du territoire polonais : c’est Ă  cela que Churchill fait allusion dans cet extrait (« Les Polonais perdront Lwow ; ils perdront aussi Vilno », ou « Vilna » sur la carte, aujourd’hui Vilnius en Lituanie). On rĂ©active ici, sans la nommer pendant l’entretien, la « ligne Curzon » visible sur la carte et suggĂ©rĂ©e par lord Curzon en dĂ©cembre 1919 comme frontiĂšre orientale de la Pologne, mĂȘme si la limite finalement adoptĂ©e en 1945 s’écarte parfois sensiblement de la proposition initiale (notamment dans le secteur de Lwow, cf. carte).

Soucieux toutefois de ne pas froisser le gouvernement polonais en exil Ă  Londres d’une part et la population d’origine polonaise vivant aux Etats-Unis d’autre part (notamment dans la perspective de la prĂ©sidentielle du 7 novembre 1944, comme le dit le Premier ministre britannique : « Les Russes sont d’accord, les AmĂ©ricains aussi, surtout depuis les Ă©lections »), Churchill et Roosevelt obtiennent Ă  TĂ©hĂ©ran le principe de compensations territoriales pour la Pologne au nord et Ă  l’ouest, c’est-Ă -dire au dĂ©triment de l’Allemagne. Les grandes lignes de ces compensations sont discutĂ©es au cours de l’entretien De Gaulle-Churchill du 11 novembre. La Pologne, qui perdrait avec la « ligne Curzon » 179 000 km2 Ă  l’est (soit prĂšs de la moitiĂ© de sa superficie de 1939), rĂ©cupĂšrerait 103 000 km2 avec la fixation de la nouvelle frontiĂšre germano-polonaise le long de la ligne dite « Oder-Neisse » (De Gaulle : « on peut imaginer des compensations en direction de l’Oder »), ainsi nommĂ©e car elle suit le cours de l’Oder depuis la Baltique au nord jusqu’au confluent de la Neisse, puis le cours de celle-ci jusqu’à la frontiĂšre tchĂ©coslovaque comme le montre la carte. Au nord, la Pologne recouvrerait l’ancien territoire de la ville libre de Dantzig et une partie de la Prusse orientale. A l’ouest, les anciennes provinces allemandes de PomĂ©ranie, de SilĂ©sie et l’est du Brandebourg passeraient sous administration polonaise (Churchill : « Les Polonais peuvent prendre Dantzig, des territoires de Prusse-Orientale et tout ce qu’ils peuvent absorber jusqu’à l’Oder »), changements d’ampleur considĂ©rable que l’on peut Ă©tudier sur la carte.

La suite de l’entretien Ă©voque le sort des populations allemandes (Churchill : « Ce projet consacre l’annexion de territoires peuplĂ©s de 7 millions d’Allemands », chiffre que Katarzyna Stoklosa estime quant Ă  elle plutĂŽt Ă  8 millions) qui devront ĂȘtre transfĂ©rĂ©es vers l’ouest avec le dĂ©placement de la frontiĂšre polonaise, auxquelles on pourrait ajouter les dizaines de milliers de Polonais vivant au-delĂ  de la « ligne Curzon » expulsĂ©s d’URSS vers la Pologne aprĂšs l’annexion de ce territoire. Cette situation ne va pas sans soulever d’importants problĂšmes, que les deux hommes d’Etat balaient d’ailleurs un peu vite, De Gaulle s’en remettant au dynamisme dĂ©mographique polonais dans le temps long pour surmonter les difficultĂ©s : « Quant aux problĂšmes de population, la prolificitĂ© polonaise les attĂ©nuera Ă  la longue ». En rĂ©alitĂ©, Varsovie entreprit par la suite une politique de « polonisation » autrement plus offensive pour consolider son emprise sur les nouvelles provinces issues de la fixation de la frontiĂšre sur la ligne « Oder-Neisse » et transformer les ex-territoires allemands en territoires polonais : migrations polonaises vers l’ouest, interdiction de la langue allemande, effacement des traces du passĂ© allemand tels que les noms de villages ou de rues, etc.

Enfin, ce document est intĂ©ressant en ce qu’il nous permet de ressaisir la position française telle que formulĂ©e par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle sur la question polonaise, ce qui est d’autant plus prĂ©cieux que la France n’a pas Ă©tĂ© conviĂ©e Ă  TĂ©hĂ©ran en 1943. Bien qu’absent lors de la confĂ©rence iranienne, le GĂ©nĂ©ral n’en approuve pas moins les dĂ©cisions prises au sujet des frontiĂšres polonaises (« Je suis heureux de constater que votre position au sujet de la Pologne est Ă  peu prĂšs la nĂŽtre »), ce qu’il rĂ©affirme d’ailleurs ultĂ©rieurement lors de deux entretiens avec Staline au Kremlin les 2 et 6 dĂ©cembre 1944. Cette position (« La Pologne doit pouvoir vivre et vivre indĂ©pendante ») s’inscrit dans la continuitĂ© de la politique menĂ©e depuis 1918 par la France, qui a soutenu la renaissance d’un Etat polonais afin de disposer d’une alliance de revers contre l’Allemagne autant que d’un rempart contre un potentiel dĂ©ferlement bolchĂ©vique en Europe. On pourra utilement se rĂ©fĂ©rer ici au texte de la confĂ©rence prononcĂ©e devant des officiers français de la mission militaire en Pologne sur les motifs historiques et l’objet de l’alliance franco-polonaise, dans laquelle le capitaine de Gaulle prĂ©cise ces deux points. Cependant, il ne faudrait pas conclure hĂątivement de l’entretien De Gaulle-Churchill que le GĂ©nĂ©ral a pu vĂ©ritablement peser sur les dĂ©cisions entĂ©rinĂ©es par la suite en 1945 au sujet des frontiĂšres polonaises : la France n’est pas invitĂ©e Ă  Yalta en fĂ©vrier 1945, oĂč la « ligne Curzon » est adoptĂ©e par les trois grandes puissances, pas plus qu’à Potsdam en juillet-aoĂ»t de la mĂȘme annĂ©e, oĂč la ligne « Oder-Neisse » est approuvĂ©e par les AlliĂ©s, une situation que De Gaulle vit comme une injure faite Ă  la France autant qu’un affront Ă  sa personne.

Ressources complémentaires :

Sitographie

« L’Allemagne et ses frontiĂšres en 8 cartes », L’Histoire, CartothĂšque, 13 mars 2017.

En ligne : https://www.lhistoire.fr/carte/lallemagne-et-ses-frontiĂšres-en-8-cartes

Bibliographie

Daniel Beauvois, La Pologne des origines Ă  nos jours, Paris, Seuil, 2010.

Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, Tome 3 : Le salut 1944-1946, Paris, Plon, 1959.

Christine de Gémeaux, « Les frontiÚres allemandes : un problÚme continental », Questions internationales, mai-août, n° 79-80, 2016.

Franciszek Draus, La ligne Oder-Neisse et l’évolution des rapports germano-polonais, Fondation pour les Ă©tudes de dĂ©fense nationale, 1990.

Chantal Morelle, « Charles de Gaulle et la Pologne (1919-1969) », Revue Défense Nationale, vol. 836, no. 1, 2021.

Wojciech Wrzesinski, « L’Allemagne et la Pologne, 1918-1944-2000 », MatĂ©riaux historiques de notre temps, n°61-62, La Contemporaine, 2001.