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Mon cher Béthouart,

Je ne manquerai pas de lire la Peur du risque que tu veux bien m’envoyer. Evidemment tu ne peux penser que je me rallierai Ă  cette C.E.D. qui est, Ă  mes yeux, une colossale fumisterie et un essai d’abdication nationale.

Je suis – le premier – convaincu de la nĂ©cessitĂ© d’unir l’Europe. Pour qu’il y ait union, il faut que l’institution ait une Ăąme, un corps et des membres. On ne peut bĂątir l’Europe qu’Ă  partir des nations.

Ceux qui tentent – en vain, je l’espĂšre bien – de fabriquer la C.E.D. empĂȘchent de faire l’Europe, tout comme la caricature s’oppose au portrait.

Crois, mon cher Béthouart, à mes sentiments cordialement dévoués.

Titre : Lettre au général Bethouart en date du 17 mars 1954, dans : Lettres, notes et carnets (juin 1951-mai 1958).

Source : Paris, Plon, 1985

Présentation

Le document retranscrit une lettre en date du 17 mars 1954 adressĂ©e Ă  titre privĂ©e par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle son ami, le gĂ©nĂ©ral Antoine BĂ©thouart. Ce dernier, compagnon de lutte du GĂ©nĂ©ral (il battit les Allemands Ă  Narvik en 1940), vient de faire paraĂźtre un opuscule hostile Ă  la CommunautĂ© EuropĂ©enne de DĂ©fense (CED), peu de temps avant que la reprĂ©sentation nationale ne refuse d’en ratifier le traitĂ©.

Contextualisation

Depuis 1953, de Gaulle s’est activement engagĂ© contre la CED, dont le projet divise l’opinion publique et les partis politiques. Le poids croissant des oppositions de gauche et de droite bloque le rĂ©gime et redouble la crise indochinoise : Ă  l’étĂ© 1953, il y eut 40 jours sans gouvernement ; en dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e, il fallut 13 tours de scrutin pour Ă©lire RenĂ© Coty prĂ©sident de la RĂ©publique.

Cette crise permet Ă  de Gaulle de prĂ©ciser sa pensĂ©e Ă  propos de la place de la souverainetĂ© militaire, mais aussi des entitĂ©s supranationales. Dix ans Ă  peine aprĂšs la guerre, la discussion Ă  propos de la CED achoppe en effet sur la re-crĂ©ation d’une armĂ©e allemande en Allemagne de l’Ouest (RFA), mais aussi de la perte de souverainetĂ© militaire qui pourrait rĂ©sulter de l’intĂ©gration dans une CommunautĂ© qui a, en outre, vocation Ă  s’inscrire dans le cadre de l’OTAN.

Analyse

De Gaulle mobilise deux types d’arguments contre la CED. En premier lieu, il partage avec BĂ©thouart, et de nombreux officiers, la crainte d’une perte d’indĂ©pendance nationale : selon les termes du traitĂ© de 1952 discutĂ© au Parlement, la France devrait en effet transfĂ©rer ses forces armĂ©es Ă  une entitĂ© supranationale ayant sa propre personnalitĂ© juridique. Pour de Gaulle, la souverainetĂ© militaire est un attribut essentiel de la souverainetĂ© nationale. Ce transfert la menacerait d’abord parce qu’il compromettrait l’Empire, dans lequel de Gaulle voit alors un Ă©lĂ©ment fondamental de la puissance et de la place de la France dans le monde.

Cela affaiblirait en outre le moral des soldats français, dĂ©jĂ  malmenĂ©s par une guerre d’Indochine dĂ©sastreuse.

En second lieu, et malgrĂ© les ambiguĂŻtĂ©s des Etats-Unis Ă  propos de la CED, l’intĂ©gration de la CED dans l’OTAN, fait suspecter au GĂ©nĂ©ral que cet organisme serait une marionnette (l.3) entre leurs mains. Cette situation serait Ă  ses yeux d’autant plus prĂ©judiciable que les intĂ©rĂȘts et la politique des AmĂ©ricains ne coĂŻncident pas avec ceux de la France sur de nombreux points, Ă  commencer par l’Indochine, oĂč les premiers entendent y substituer leur influence.

Contrairement Ă  beaucoup d’opposants Ă  la CED, de Gaulle ne dit rien de la remilitarisation de la RFA. Il est de fait favorable au retour de l’Allemagne de l’Ouest dans les Ă©quilibres europĂ©ens et internationaux. En revanche, il dĂ©nonce, par le terme « fumisterie », la dĂ©rive technocratique, et historiquement contraire Ă  la souverainetĂ© des peuples, de ceux qui envisagent, comme Jean Monnet et Robert Schumann en France, Alcide de Gasperi ou Paul-Henri Spaak ailleurs en Europe, une construction europĂ©enne sur un modĂšle Ă  la fois fĂ©dĂ©raliste et « fonctionnaliste ».

Ressources complémentaires :

 

Bibliographie

Philippe Buton, « La CED, l’Affaire Dreyfus de la quatriĂšme RĂ©publique ? », VingtiĂšme siĂšcle », n° 84,‎ avril 2004/4, pp. 43-59.

Maurice VaĂŻsse, « le gĂ©nĂ©ral de Gaulle et la dĂ©fense de l’Europe, 1947-1958 », MatĂ©riaux pour l’histoire de notre temps, 20/1, 1992, pp. 5-8.