Accueil > Construire les frontières de la Pologne renaissante après-guerre

Conférence prononcée par le capitaine De Gaulle devant des officiers français de la mission militaire en Pologne sur les motifs historiques et l’objet de l’alliance franco-polonaise (décembre 1919)

« Messieurs, c’est dans l’établissement de solides frontières que la Pologne peut trouver la sécurité, ou du moins la possibilité de vivre, de se développer, sans être constamment en péril. L’établissement de ces frontières soulève un certain nombre de problèmes qui passionnent ici l’opinion nationale et préoccupent gravement les hommes politiques de tous les pays. […]

La première, la plus aiguë, la plus importante aussi, est celle du débouché de la Pologne sur la mer. Pas de port à la Pologne ? C’est la priver de toute libre communication économique avec le reste du monde, et en particulier avec les puissances occidentales. C’est donc la rendre en quelque sorte vassale à ce point de vue de l’Allemagne et de la Russie. C’est du jour où la Pologne fut coupée de la côte par la perte de Dantzig que son destin fut naguère scellé et qu’elle devint décidément la proie des intrigues puis des convoitises de ses voisins. Il faut un port à la Pologne. Mais quel port lui donner ? Il n’y en a qu’un qui lui convienne historiquement et naturellement : Dantzig. Historiquement, parce que Dantzig appartint à la Pologne pendant dix siècles, tandis qu’il y en a un seulement que la Prusse y a posé sa griffe. Naturellement, parce que Dantzig est à l’embouchure de la Vistule et que la Vistule est l’artère vitale de la Pologne.

Mais une longue germanisation a réussi à réduire le nombre de Polonais habitant Dantzig à 40 000, tandis que les Allemands y sont 230 000. D’autre part, la portion de Prusse occidentale dont Dantzig fait partie, et notamment les environs de la ville, sont en majorité peuplés de Polonais. Donner Dantzig à la Pologne, c’est évidemment disposer contre son gré de la majeure partie de sa population, et les Allemands de se lamenter au nom des principes de Wilson. Mais priver la Pologne de Dantzig, c’est lui ôter toute possibilité de libre développement et toute indépendance économique. La diplomatie de l’Entente s’est mise d’accord à ce propos. D’après les conditions de paix qui vont être imposées à l’ennemi, Dantzig sera détaché de l’Allemagne et garanti à la Pologne comme débouché économique. Quant à la ville elle-même, une commission internationale l’administrera au nom de la Société des Nations. Seulement, Dantzig à la Pologne, c’est la Prusse orientale coupée du reste de l’Allemagne. Il est certain que cet état de choses ne sera pas sans inconvénients. Mais y a-t-il des solutions parfaites ? »

Source : Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, tome 2 : 1919-1940, Paris, Plon, 1980.

Présentation

Au cours de son séjour en Pologne, le capitaine de Gaulle a l’occasion de tenir un certain nombre de conférences en tant que directeur du cours des officiers supérieurs à partir de décembre 1919. L’extrait présenté ici s’insère dans un propos très construit et d’une érudition exceptionnelle où le jeune capitaine donne à voir la légitimité historique de l’existence d’un Etat polonais indépendant. Ce fondement – celui d’une pensée qu’on ne peut encore appeler gaullisme – se retrouve également dans le passage consacré à Dantzig : une nation se définit par sa place et son ancrage dans l’histoire ; c’est bien cette dernière qui justifierait le rattachement de cette ville si particulière à la jeune république polonaise.

Contextualisation

  • 8 janvier 1918 : le Président américain Wilson prononce le discours dit des « 14 points», dont le 13e est consacré à la création d’un Etat polonais indépendant après-guerre.
  • 7 octobre 1918: proclamation de l’indépendance de la Pologne par le conseil de régence. Pilsudski prend la tête du nouvel Etat qui n’est pas encore reconnu par les Occidentaux et dont les frontières sont encore très incertaines.
  • Avril 1919-Avril 1920 : premier séjour du capitaine De Gaulle en Pologne dans le cadre de la mission militaire française commandée par le général Paul Henrys et chargée d’organiser et d’instruire une armée polonaise. Vers le mois de décembre, De Gaulle est nommé directeur d’un cours d’officiers supérieurs.
  • 28 juin 1919 : le traité de Versailles redonne naissance à une Pologne indépendante. La frontière occidentale est celle de 1772 mais Pilsudski refuse le tracé de la frontière à l’Est (la « ligne Curzon»). Dantzig se voit attribuer le statut de « ville libre » sous mandat de la toute nouvelle Société Des Nations au bout de l’étroit corridor de 70 kilomètres qui offre à la Pologne un accès à la mer Baltique.

Analyse

Dès le début de notre extrait, De Gaulle rappelle à quel point la question des frontières polonaises enflamme l’opinion nationale locale, mais également qu’elle suscite bien des passions dans les pays frontaliers, voire dans le monde. On entend ici un écho des négociations menées à Versailles au sujet des frontières du nouvel Etat polonais et du combat encore d’actualité entre les troupes de Pilsudski et les forces de la révolution bolchevique. Il faut attendre en effet mars 1921 pour que soit signé le traité de Riga entre les deux pays, même si les hostilités ne prendront un tour réellement dramatique qu’à l’été 1920.

Le premier paragraphe souligne le poids que de Gaulle, fidèle en cela à l’enseignement de son père, confère à l’histoire et à la géographie pour justifier le rattachement de Dantzig à la Pologne. Faisant rapidement fi de l’histoire récente de la ville, le capitaine s’appuie sur les « dix siècles » précédents pour légitimer la décision prise par les négociateurs du traité de Versailles. Les frontières trouvent leur pertinence dans le temps long de l’histoire et non dans des considérations conjoncturelles liées au peuplement ou à l’économie de l’ancienne capitale de la Prusse occidentale, qui ne sont jamais que des données passagères. Il faut donc que la Pologne existe ; encore faut-il des conditions qui lui permettent de vivre, ce que la géographie doit garantir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le soutien apporté par De Gaulle au « corridor de Dantzig » imaginé à Versailles : sans accès à la mer pour garantir son indépendance, la Pologne courrait le risque d’être à nouveau la proie de ses puissants voisins, faute notamment d’ensembles géographiques cohérents venant délimiter les sphères d’influence respectives des Etats d’Europe de l’est. C’est d’ailleurs l’objet d’une note de lecture consignée par De Gaulle dans un carnet de janvier 1919 et consacrée à un article de René Pinon paru dans la Revue des Deux Mondes sur « La reconstruction de l’Europe orientale » : « Le terrain sans relief de toute l’Europe orientale a amené les différentes races et nationalités à se mêler, à empiéter les unes sur les autres. D’où l’impossibilité de tracer de rigoureuses frontières ethniques ».

La suite du texte nous montre que le capitaine de Gaulle n’ignore rien de la situation de Dantzig en 1920 puisqu’il rappelle que « les Polonais habitant à Dantzig [sont] 40 000 tandis que les Allemands y sont 230 000 ». On entend ici toute la difficulté d’appliquer la décision prise à Versailles « au nom des principes de Wilson », dans une allusion au 13e point du discours de 1918 (« Un État polonais indépendant devrait être créé, qui inclurait les territoires habités par des populations indiscutablement polonaises, auxquelles on devrait assurer un libre accès à la mer »). La solution choisie, qui consiste à octroyer à la ville un statut particulier de ville libre sous le contrôle de la nouvelle Société Des Nations, semble laisser notre capitaine pour le moins perplexe, notamment en ce qu’elle aboutit à séparer la Prusse orientale du reste de l’Allemagne, engendrant une discontinuité territoriale qui ne doit pas manquer de heurter les convictions géographiques de De Gaulle.

Par conséquent, la fin de l’extrait est marquée par une légèreté de ton assez inhabituelle de la part du conférencier (« Il est certain que cet état de choses ne sera pas sans inconvénients. Mais y a-t-il des solutions parfaites ? »). La portée véritable de cette question rhétorique ne manque pas d’intriguer. En effet, la suite des événements, marquée par les combats qui éclatèrent à Dantzig dès le 1er septembre 1939, pourrait nous inviter à saluer un jeune officier lucide ne nourrissant aucune illusion sur la viabilité des frontières issues du traité de Versailles. Cependant, le terme d’« inconvénients », retenu par un homme qui n’a pas la réputation de choisir les mots au hasard, paraît peu adapté à l’hypothèse d’un conflit ; il pourrait tout aussi bien indiquer une forme d’optimisme un peu excessive que l’histoire s’est chargée de balayer 20 ans plus tard. Gardons-nous toutefois de surestimer ici la liberté de parole dont jouit l’orateur ; on imaginerait en effet difficilement d’un simple capitaine (fût-il De Gaulle !) qu’il puisse, dans le contexte d’une conférence prononcée devant des officiers français – qui plus est à l’étranger – prendre le contrepied d’une décision qui engage la France sur la scène internationale.

 

Ressources complémentaires :

Sitographie

« L’Allemagne et ses frontières en 8 cartes », L’Histoire, Cartothèque, 13 mars 2017. En ligne : https://www.lhistoire.fr/carte/lallemagne-et-ses-frontières-en-8-cartes

Bibliographie

Daniel Beauvois, La Pologne des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2010.

François Broche, « Les deux séjours du commandant de Gaulle en Pologne (1919-1920) », Espoir, n°146, mars 2006.

Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, Tome 2 : 1919-1940, Paris, Plon, 1980.

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