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« DĂšs que cela fut possible, le peuple français fut donc invitĂ© Ă  Ă©lire ses constituants, tout en fixant Ă  leur mandat des limites dĂ©terminĂ©es et en se rĂ©servant Ă  lui-mĂȘme la dĂ©cision dĂ©finitive. Puis, le train mis sur ses rails, nous-mĂȘmes nous sommes retirĂ©s de la scĂšne, non seulement pour ne point engager dans la lutte des partis ce qu’en vertu des Ă©vĂ©nements nous pouvons symboliser et qui appartient Ă  la nation tout entiĂšre, mais aussi pour qu’aucune considĂ©ration relative Ă  un homme, tandis qu’il dirigeait l’État, ne pĂ»t fausser dans aucun sens l’Ɠuvre des lĂ©gislateurs.

Cependant, la nation et l’Union française attendent encore une Constitution qui soit faite pour elles et qu’elles aient pu joyeusement approuver. À vrai dire, si l’on peut regretter que l’édifice reste Ă  construire, chacun convient certainement qu’une rĂ©ussite quelque peu diffĂ©rĂ©e vaut mieux qu’un achĂšvement rapide mais fĂącheux.

Au cours d’une pĂ©riode de temps qui ne dĂ©passe pas deux fois la vie d’un homme, la France fut envahie sept fois et a pratiquĂ© treize rĂ©gimes, car tout se tient dans les malheurs d’un peuple. Tant de secousses ont accumulĂ© dans notre vie publique des poisons dont s’intoxique notre vieille propension gauloise aux divisions et aux querelles. Les Ă©preuves inouĂŻes que nous venons de traverser n’ont fait, naturellement, qu’aggraver cet Ă©tat de choses. La situation actuelle du monde oĂč, derriĂšre des idĂ©ologies opposĂ©es, se confrontent des Puissances entre lesquelles nous sommes placĂ©s, ne laisse pas d’introduire dans nos luttes politiques un facteur de trouble passionnĂ©. Bref, la rivalitĂ© des partis revĂȘt chez nous un caractĂšre fondamental, qui met toujours tout en question et sous lequel s’estompent trop souvent les intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs du pays. Il y a lĂ  un fait patent, qui tient au tempĂ©rament national, aux pĂ©ripĂ©ties de l’Histoire et aux Ă©branlements du prĂ©sent, mais dont il est indispensable Ă  l’avenir du pays et de la dĂ©mocratie que nos institutions tiennent compte et se gardent, afin de prĂ©server le crĂ©dit des lois, la cohĂ©sion des gouvernements, l’efficience des administrations, le prestige et l’autoritĂ© de l’État.

C’est qu’en effet, le trouble dans l’État a pour consĂ©quence inĂ©luctable la dĂ©saffection des citoyens Ă  l’égard des institutions. Il suffit alors d’une occasion pour faire apparaĂźtre la menace de la dictature. (…)

Il suffit d’évoquer cela pour comprendre Ă  quel point il est nĂ©cessaire que nos institutions dĂ©mocratiques nouvelles compensent, par elles-mĂȘmes, les effets de notre perpĂ©tuelle effervescence politique. Il y a lĂ , au surplus, pour nous une question de vie ou de mort, dans le monde et au siĂšcle oĂč nous sommes, oĂč la position, l’indĂ©pendance et jusqu’à l’existence de notre pays et de notre Union Française se trouvent bel et bien en jeu. Certes, il est de l’essence mĂȘme de la dĂ©mocratie que les opinions s’expriment et qu’elles s’efforcent, par le suffrage, d’orienter suivant leurs conceptions l’action publique et la lĂ©gislation. Mais aussi tous les principes et toutes les expĂ©riences exigent que les pouvoirs publics : lĂ©gislatif, exĂ©cutif, judiciaire, soient nettement sĂ©parĂ©s et fortement Ă©quilibrĂ©s et, qu’au-dessus des contingences politiques, soit Ă©tabli un arbitrage national qui fasse valoir la continuitĂ© au milieu des combinaisons.

Il est clair et il est entendu que le vote dĂ©finitif des lois et des budgets revient Ă  une AssemblĂ©e Ă©lue au suffrage universel et direct. Mais le premier mouvement d’une telle AssemblĂ©e ne comporte pas nĂ©cessairement une clairvoyance et une sĂ©rĂ©nitĂ© entiĂšres. Il faut donc attribuer Ă  une deuxiĂšme AssemblĂ©e, Ă©lue et composĂ©e d’une autre maniĂšre, la fonction d’examiner publiquement ce que la premiĂšre a pris en considĂ©ration, de formuler des amendements, de proposer des projets. Or, si les grands courants de politique gĂ©nĂ©rale sont naturellement reproduits dans le sein de la Chambre des DĂ©putĂ©s, la vie locale, elle aussi, a ses tendances et ses droits. Elle les a dans la MĂ©tropole. Elle les a, au premier chef, dans les territoires d’outre-mer, qui se rattachent Ă  l’Union Française par des liens trĂšs divers. Elle les a dans cette Sarre Ă  qui la nature des choses, dĂ©couverte par notre victoire, dĂ©signe une fois de plus sa place auprĂšs de nous, les fils des Francs. L’avenir des 110 millions d’hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fĂ©dĂ©rative, que le temps prĂ©cisera peu Ă  peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le dĂ©but et mĂ©nager le dĂ©veloppement.

Tout nous conduit donc Ă  instituer une deuxiĂšme Chambre dont, pour l’essentiel, nos Conseils gĂ©nĂ©raux et municipaux Ă©liront les membres. Cette Chambre complĂ©tera la premiĂšre en l’amenant, s’il y a lieu, soit Ă  rĂ©viser ses propres projets, soit Ă  en examiner d’autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d’ordre administratif qu’un collĂšge purement politique a forcĂ©ment tendance Ă  nĂ©gliger. Il sera normal d’y introduire, d’autre part, des reprĂ©sentants, des organisations Ă©conomiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, au-dedans mĂȘme de l’État, la voix des grandes activitĂ©s du pays. RĂ©unis aux Ă©lus des assemblĂ©e locales des territoires d’outre-mer, les membres de cette AssemblĂ©e formeront le grand Conseil de l’Union française, qualifiĂ© pour dĂ©libĂ©rer des lois et des problĂšmes intĂ©ressant l’Union, budgets, relations extĂ©rieures, rapports intĂ©rieurs, dĂ©fense nationale, Ă©conomie, communications.

Du Parlement, composĂ© de deux Chambres et exerçant le pouvoir lĂ©gislatif, il va de soi que le pouvoir exĂ©cutif ne saurait procĂ©der, sous peine d’aboutir Ă  cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientĂŽt plus rien qu’un assemblage de dĂ©lĂ©gations. Sans doute aura-t-il fallu, pendant la pĂ©riode transitoire oĂč nous sommes, faire Ă©lire par l’AssemblĂ©e nationale constituante le prĂ©sident du Gouvernement provisoire, puisque, sur la table rase, il n’y avait aucun autre procĂ©dĂ© acceptable de dĂ©signation. Mais il ne peut y avoir lĂ  qu’une disposition du moment. En vĂ©ritĂ©, l’unitĂ©, la cohĂ©sion, la discipline intĂ©rieure du Gouvernement de la France doivent ĂȘtre des choses sacrĂ©es, sous peine de voir rapidement la direction mĂȘme du pays impuissante et disqualifiĂ©e. Or, comment cette unitĂ©, cette cohĂ©sion, cette discipline, seraient-elles maintenues Ă  la longue si le pouvoir exĂ©cutif Ă©manait de l’autre pouvoir auquel il doit faire Ă©quilibre, et si chacun des membres du Gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la reprĂ©sentation nationale tout entiĂšre, n’était, Ă  son poste, que le mandataire d’un parti ?

C’est donc du chef de l’État, placĂ© au-dessus des partis, Ă©lu par un collĂšge qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composĂ© de maniĂšre Ă  faire de lui le prĂ©sident de l’Union française en mĂȘme temps que celui de la RĂ©publique, que doit procĂ©der le pouvoir exĂ©cutif. Au chef de l’État la charge d’accorder l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dĂ©gage du Parlement.

À lui la mission de nommer les ministres et, d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du Gouvernement. Au chef de l’État la fonction de promulguer les lois et de prendre les dĂ©crets, car c’est envers l’État tout entier que ceux-ci et celles-lĂ  engagent les citoyens. À lui la tĂąche de prĂ©sider les Conseils du Gouvernement et d’y exercer cette influence de la continuitĂ© dont une nation ne se passe pas. À lui l’attribution de servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays Ă  faire connaĂźtre par des Ă©lections sa dĂ©cision souveraine. À lui, s’il devait arriver que la patrie fĂ»t en pĂ©ril, le devoir d’ĂȘtre le garant de l’indĂ©pendance nationale et des traitĂ©s conclus par la France. (…) »

Titre : Extraits du discours de Bayeux du 16 juin 1946

Source : Charles de Gaulle, Discours et messages, tome 1 1940-1946, Paris

© Editions Plon, 1970

Présentation

Cette retranscription d’extraits du discours prononcĂ© par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle Ă  Bayeux le 16 juin 1946 permet de mettre en lumiĂšre la pensĂ©e de De Gaulle au sujet de la Constitution dont la France, qui vient de refuser la continuation des institutions de la TroisiĂšme RĂ©publique par voie rĂ©fĂ©rendaire, devrait se doter.

Contextualisation

Le discours de Bayeux du 16 juin 1946 est prononcĂ© par Charles de Gaulle quelques jours aprĂšs l’élection de la deuxiĂšme assemblĂ©e constituante (2 juin) et l’échec de la premiĂšre aprĂšs le refus des Français d’accorder crĂ©dit Ă  la proposition constitutionnelle modelĂ©e par le tripartisme (MRP, SFIO, PCF). C’est donc dans un contexte d’affrontement d’idĂ©es et de conceptions politiques que le gĂ©nĂ©ral de Gaulle profite des commĂ©morations de la libĂ©ration de la ville de Bayeux, deux ans auparavant, pour dĂ©livrer sa vision des institutions dont la France devrait se doter.

.Analyse

C’est bien contre le projet de QuatriĂšme RĂ©publique proposĂ© par l’assemblĂ©e constituante en mai 1946, considĂ©rĂ© comme un possible « achĂšvement rapide mais fĂącheux » que Charles de Gaulle s’exprime le 16 juin 1946. AprĂšs avoir cĂ©lĂ©brĂ© la LibĂ©ration nationale et la place toute particuliĂšre de la Normandie dans ce processus, Charles de Gaulle entend donner sa vision pour l’avenir politique et constitutionnel du pays. Il Ă©voque Ă©galement le contexte international de mise en place des prĂ©mices de la Guerre Froide lorsqu’il Ă©voque « la situation actuelle du monde oĂč, derriĂšre des idĂ©ologies opposĂ©es, se confrontent des Puissances entre lesquelles nous sommes placĂ©s [ce qui] ne laisse pas d’introduire dans nos luttes politiques un facteur de trouble passionnĂ© ». En effet, les tensions entre les États-Unis et l’URSS commencent Ă  apparaĂźtre. Charles de Gaulle craint que la France, oĂč les communistes obtiennent des rĂ©sultats Ă©lectoraux intĂ©ressants (au point qu’ils aspirent Ă  des « lendemains qui chantent » selon l’expression utilisĂ©e par Danielle Tartakowsky et Claude Willard pour la pĂ©riode d’avant-guerre), ne sombre dans une lutte politique violente, une guerre civile, et ne devienne une dictature.

Charles de Gaulle met en avant dans son discours sa vision de l’Empire français. Dans ce dernier, la mĂ©tropole prend en compte les aspirations des espaces coloniaux. C’est sans doute une façon d’appuyer le discours de Brazzaville du 30 janvier 1944, au cours duquel il disait : « Au moment oĂč commençait la prĂ©sente guerre mondiale, apparaissait dĂ©jĂ  la nĂ©cessitĂ© d’établir sur des bases nouvelles les conditions de la mise en valeur de notre Afrique, du progrĂšs humain de ses habitants et de l’exercice de la souverainetĂ© française. » À Bayeux, Charles de Gaulle Ă©voque une organisation politique oĂč les territoires ultramarins de l’Union française – dont il ne prĂ©cise pas ici les contours – prendraient largement leur part.

Au point de vue institutionnel, Charles de Gaulle est favorable au bicamĂ©risme. Il dit ainsi que : « [le] Parlement, composĂ© de deux Chambres et exerçant le pouvoir lĂ©gislatif, il va de soi que le pouvoir exĂ©cutif ne saurait procĂ©der, sous peine d’aboutir Ă  cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientĂŽt plus rien qu’un assemblage de dĂ©lĂ©gations », insiste-t-il. LĂ  est le principal point d’achoppement entre la vision gaullienne et les projets proposĂ©s par l’assemblĂ©e constituante dominĂ©e par le MRP, la SFIO et le PCF. Les partis voudraient, par le systĂšme parlementaire, mettre sous tutelle l’exĂ©cutif comme au cours de la TroisiĂšme RĂ©publique ; or de Gaulle veut un « chef de l’État, placĂ© au-dessus des partis, Ă©lu par un collĂšge qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composĂ© de maniĂšre Ă  faire de lui le prĂ©sident de l’Union française en mĂȘme temps que celui de la RĂ©publique, (
) pouvoir exĂ©cutif. Au chef de l’État la charge d’accorder l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dĂ©gage du Parlement. » C’est lĂ  une forme de renversement des valeurs que les partis traditionnels (SFIO, PCF, parti radical, etc.) et nouveaux (MRP, UDSR, PRL, etc.) ne semblent pas ĂȘtre prĂȘts Ă  opĂ©rer.

Le discours de Bayeux peut alors ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un des textes fondateurs de la CinquiĂšme RĂ©publique. On peut parler de cette derniĂšre comme de la RĂ©publique gaullienne puisque le projet gaullien se rĂ©alise presque entiĂšrement dans la Constitution rĂ©digĂ©e (principalement) par Michel DebrĂ©, sur les recommandations de Charles de Gaulle, en 1958. NĂ©anmoins, comme le souligne Delphine Dulong en s’appuyant sur l’ouvrage de Brigitte GaĂŻti, « ce discours n’est pourtant rien d’autre Ă  l’origine qu’un coup politique rĂ©alisĂ© dans une configuration rĂ©fĂ©rendaire incertaine, oĂč les alliances sont en train de se refaire ». Un coup politique qui pose les jalons de la constitution de la cinquiĂšme RĂ©publique, qui est aujourd’hui toujours en place !

Ressources complémentaires :

Bibliographie

Pascal Cauchy, La IVe République, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2004.

Delphine Dulong, « III. L’institution en reprĂ©sentations », Sociologie des institutions politiques, Paris, La DĂ©couverte, 2012, pp. 47-62.

Maurice Duverger, Les constitutions de la France, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2004 (15e édition).

Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophÚte de la Ve République, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998.

Bernard Tricot, « Bayeux. Nouveauté et classicisme », Espoir, n° 55, 1986.

Sitographie

Extraits du discours de Bayeux : http://www.ina.fr/video/AFE99000039. La version orale filmĂ©e en direct et mise Ă  disposition sur le site de L’institut National de l’Audiovisuel diffĂšre quelque peu de la transposition proposĂ©e sur le site de Fondation de Gaulle.