[wpseo_breadcrumb]
Paris, le 15 octobre 1934

Mon Colonel,
Rien ne me montre, mieux que votre article dans Notre Temps, Ă  la fois votre bienveillance pour ma personne et votre rĂ©probation Ă  l’Ă©gard de mes idĂ©es. Je vous remercie trĂšs vivement de l’une, mais je me rĂ©signe mal Ă  l’autre…

1/ Le jour oĂč les Allemands voudraient faire l’Anschluss par la force ; est-il certain qu’ils entreprendraient de dĂ©truire les populations françaises par la guerre aĂ©rochimique ? Mais, si nous avions de quoi occuper TrĂȘves tandis qu’ils iraient Ă  Vienne, ne croyez-vous pas Ă  l’importance d’une armĂ©e de terre rapide (…) ?
2/ Pour dangereux, voire dĂ©cisifs, que puissent ĂȘtre Ă  tels ou tels moments les bombardements aĂ©riens, au nom de quoi devons-nous penser qu’ils abolissent ipso facto toutes les autres formes d’action guerriĂšre ? L’empoisonnement des sources, le feu grĂ©geois, le blocus, etc. ont, Ă  d’autres Ă©poques, pu nourrir des opinions Ă©galement exclusives. Et cependant !
3/ J’ai combattu au milieu de gens du Nord et du Pas-de-Calais qui savaient leurs biens dĂ©truits ou compromis, leurs familles opprimĂ©es, je n’ai pas constatĂ© du tout que ces angoisses ou ce dĂ©sespoir aient diminuĂ© leur valeur guerriĂšre. Pourquoi donc des bombes sur Paris, des massacres Ă  Lyon, des asphyxies Ă  Marseille empĂȘcheraient-ils les troupes de choc de courir vers les terrains de base de l’adversaire pour les occuper ?

A bientĂŽt, mon Colonel, l’honneur de tous revoir et veuillez bien, en attendant, accepter l’assurance de mon trĂšs respectueux et reconnaissant dĂ©vouement.

Titre : Lettre au colonel Emile Mayer du 15 octobre 1934

Source : Fondation Charles de Gaulle

Présentation

Il s’agit d’une lettre dans laquelle, le lieutenant-colonel de Gaulle rĂ©pond aux objections de son ami le colonel Mayer Ă  propos du rĂŽle de l’aviation dans la guerre moderne. Ce dernier, en effet, dĂ©fend l’usage exclusif des avions en prĂ©disant l’importance Ă  venir de la guerre aĂ©rochimique. Ainsi reproche-t-il Ă  de Gaulle en 1934, dans Notre Temps, revue intellectuelle alors influente Ă  laquelle collabore par exemple Pierre Brossolette), de n’accorder aucune place Ă  l’aviation dans ses thĂ©ories.

Contextualisation

Au moment oĂč de Gaulle Ă©crit cette lettre Ă  son ami le colonel Mayer le 15 octobre 1934, l’Europe connaĂźt un regain de tensions qui met Ă  mal la « sĂ©curitĂ© collective », Ă©difiĂ©e au cours des annĂ©es 1920. En octobre 1933, en effet, Hitler dĂ©cide de quitter la SDN et la confĂ©rence du DĂ©sarmement. Il continue mĂȘme clandestinement Ă  rĂ©armer le Reich, dans la continuitĂ© de la RĂ©publique de Weimar. Le 25 juillet 1934, le premier coup de force hitlĂ©rien a lieu Ă  Vienne oĂč des nazis assassinent le chancelier autrichien Dollfuss. Il s’agit d’une tentative de rĂ©aliser l’Anschluss, c’est-Ă -dire l’annexion de l’Autriche Ă  l’Allemagne. Mussolini, soucieux alors de l’intĂ©gritĂ© de l’Autriche, mobilise les troupes italiennes au col du Brenner afin de faire pression sur l’Allemagne. Hitler renonce provisoirement Ă  son projet.

Analyse

Le colonel Mayer a eu une grande influence intellectuelle sur Charles de Gaulle. C’est un personnage Ă©tonnant, nĂ© en 1851, polytechnicien, qui dĂ©fend lui aussi des idĂ©es peu orthodoxes Ă  la fin du siĂšcle prĂ©cĂ©dent. Il affirme, par exemple, en 1902, dans La revue militaire suisse, que les batailles deviendront impossibles et que les armĂ©es seront Ă  l’avenir figĂ©es et contraintes de s’enterrer dans des tranchĂ©es.

AprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, il propose mĂȘme de dissoudre l’armĂ©e française au motif que les guerres Ă  venir ne seront qu’aĂ©riennes. De Gaulle connaĂźt Emile Mayer depuis 1925 et dĂ©jeune avec lui chaque lundi Ă  la brasserie Dumesnil devant la gare Montparnasse. Ils Ă©changent en outre une abondante correspondance jusqu’à la mort du colonel Mayer en novembre 1938.Ainsi dans cette lettre, ce dernier ne comprend pas pourquoi de Gaulle s’obstine Ă  vouloir de grandes divisions blindĂ©es et Ă  laisser l’aviation de cĂŽtĂ©. Le lieutenant-colonel, en effet,depuis la parution en mai 1934 de son Ɠuvre Vers l’armĂ©e de mĂ©tier, expose des idĂ©es audacieuses fondĂ©es sur une professionnalisation accrue de l’armĂ©e et la constitution de quelques divisions blindĂ©es regroupant 100 000 hommes.

De Gaulle objecte Ă  Mayer alors un ensemble d’arguments rejetant cette place prééminente de la guerre aĂ©rienne. Le premier argument est celui de la nĂ©cessitĂ© d’une force rapide d’intervention pour atteindre TrĂšves et la rive gauche du Rhin dans le contexte d’une volontĂ© manifeste de l’Allemagne d’annexer l’Autriche. Cette annexion Ă©tant formellement interdite par le traitĂ© de Versailles, il faudrait ainsi rĂ©agir au plus vite pour contraindre les Allemands Ă  Ă©vacuer l’Autriche, en projetant une armĂ©e moderne sur le Rhin. DeuxiĂšmement, de Gaulle, s’appuyant sur des exemples passĂ©s comme le feu grĂ©geois des Byzantins ou le blocus napolĂ©onien, fustige l’inefficacitĂ© des armes exclusives. Il ne faut donc pas se contenter des seuls avions ! Enfin, en prenant l’exemple du courage des gens du Nord observĂ© en 1914, alors qu’il Ă©tait lieutenant Arras, il estime que la terreur suscitĂ©e par les bombardements aĂ©riens n’empĂȘcherait absolument pas de contre-attaquer sur terre. NĂ©anmoins, rĂ©trospectivement on a reprochĂ© Ă  de Gaulle d’avoir minimisĂ© l’avion dans ses thĂ©ories de l’entre-deux-guerres au profit du « corps cuirassé ».

Ressources complémentaires :

 

Bibliographie

Vincent Duclert (dir.), Le colonel Mayer, de l’affaire Dreyfus à de Gaulle, Paris, Armand Colin, 2007.

Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 2002.

Jean Schapira, Henri Lerner, Emile Mayer, un prophÚte bùillonné, Paris, Michalon, 1995.

Sitographie

http://www.charles-de-gaulle.org/espace-pedagogie/

PrĂ©sentation rapide de l’Ɠuvre et des idĂ©es d’Emile Mayer : http://chsp.sciences-po.fr/fond-archive/mayer-emile