Mémoires de guerre du général de Gaulle

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« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. Cette foi a grandi en même temps que moi dans le milieu où je suis né. Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. Ma mère portait à la patrie une passion intransigeante à l’égal de sa piété religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même avions pour seconde nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays. Petit Lillois de Paris, rien ne me frappait davantage que les symboles de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides. Rien ne me faisait plus d’effet que la manifestation de nos réussites nationales. […] Rien ne m’attristait plus profondément que nos faiblesses et nos erreurs. […] Adolescent, ce qu’il advenait de la France, que ce fût le sujet de l’Histoire ou l’enieu de la vie publique, m’intéressait par-dessus tout. »

Titre : Incipit 

Source : Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, l’Appel, Paris, Plon, éd. or.1954, pp. 1-2.

© Éditions Plon, 1954

Présentation

Cet extrait est l’incipit, c’est-à-dire les premiers mots des Mémoires de guerre du général de Gaulle, dont le premier tome, « L’appel », est publié en 1954. Chacune des trois parties de ces mémoires correspond à une période précise de la seconde Guerre mondiale : L’Appel, 1940-1942 ; L’Unité, 1942-1944 ; Le Salut, 1944-1946. L’œuvre totale est composée de 1518 pages. Cet extrait nous donne un aperçu de la vision de la France du général de Gaulle, qu’il cultive en son for intérieur depuis ses plus jeunes années. Il débute par la célèbre phrase : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. »

Contextualisation

Le 20 janvier 1946, le général de Gaulle quitte la présidence du Gouvernement provisoire de la République française, étant en désaccord profond avec l’Assemblée constituante sur le rôle de l’État et la place des partis. Dans la perspective de son discours de Bayeux du 16 juin 1946, il a pour objectif de refondre les institutions dans un moule qui accorde plus de pouvoir à l’exécutif. Il crée ainsi le Rassemblement du Peuple français (RPF), mouvement politique, le 14 avril 1947. Cette aventure politique qui nourrit beaucoup d’espoir, s’essouffle du fait de l’animosité des partis traditionnels, et disparaît en 1955. Entre 1946 et son retour en 1958, il vit sa « traversée du désert », période de solitude lors de laquelle il se replie à son domicile de Colombey-les-Deux-Églises, où il se lance dans la rédaction de ses Mémoires de guerre. Faisant appel à ses souvenirs et à ses archives, il se lance dans la rédaction d’une œuvre d’ampleur.

Analyse

Les Mémoires de guerre sont primordiales pour cerner l’œuvre gaullienne de manière précise. En effet, l’objectif du général de Gaulle est d’exposer l’épopée de la France Libre avec le plus de minutie, en partant de bases documentaires très fournies, notamment d’archives. Évidemment, lorsque l’on évoque le patrimoine lié au général de Gaulle, l’on est d’abord tenté de le réduire à l’échelle familiale, comme l’ensemble des biens acquis par la famille, à l’instar de La Boisserie, sa célèbre demeure de Colombey-les-Deux-Églises. Toutefois, cet incipit et à plus forte raison l’intégralité des Mémoires de guerre, peuvent être considérés comme relevant du patrimoine gaullien, rendant compte de la célèbre vision gaullienne de la France. Par ailleurs, notons que dans cet extrait, de Gaulle expose sa propre vision du patrimoine français, de par les éléments qu’il met en exergue.

    L’échelle familiale n’est donc pas la seule à être considérée. Dans cet extrait, de Gaulle présente une conception du patrimoine entendu comme patrimoine monumental, à valeur esthétique et historique. Il reflète la grandeur religieuse, politique et militaire de l’Etat français à travers les époques. C’est ainsi que de Gaulle évoque la cathédrale Notre-Dame de Paris, dont la construction s’étale du XIIème au XIVème siècle, véritable synthèse de l’art médiéval et symbole du prestige capétien ; Versailles, dont le château, siège du pouvoir royal, est bien sûr associé au Roi Soleil Louis XIV ; l’Arc de Triomphe, dont la création par Napoléon Ier en 1806 permet de célébrer nos glorieuses victoires militaires ; ou encore les Invalides, créées par Louis XIV en 1670, et enfermant en leur sein le tombeau de Napoléon Bonaparte depuis 1840.

    Si ces éléments semblent à première vue désigner le parcours type de la visite touristique, comme le montre d’ailleurs l’expression « Petit Lillois de Paris », ils témoignent plus profondément de l’unité de la nation française. Idée chère à de Gaulle, cette unité de notre nation est permise par la continuité de la grandeur française, et particulièrement militaire. En effet, chacun de ces lieux a une origine royale et a été réapproprié, parfois dans la douleur, par les détenteurs successifs de l’autorité politique : c’est à Notre Dame que Napoléon Ier est sacré empereur, Versailles est d’abord réapproprié par Louis-Philippe, mais aussi par la République, puisque le général de Gaulle cherche à s’y installer en tant que président de la République en 1958. De plus, l’Arc de triomphe, inauguré par Louis- Philippe en 1836, abrite la tombe du soldat inconnu depuis le 11 novembre 1920. Enfin, les Invalides marquent une continuité entre le fondateur Louis XIV et l’empereur Napoléon Ier. Précisons que la métaphore filée du temps employée par le général de Gaulle (« nuit », « soir », « jour ») n’est pas anodine, elle renforce cette idée de continuité historique.

La notion de patrimoine ici abordée par le général de Gaulle est primordiale, dans la mesure où elle fait état de monuments et de bâtiments entrés dans la légende comme symbole de la grandeur française. Ils touchent un public national voire international, et non pas une élite privilégiée, et se caractérisent par une volonté des autorités politiques et militaires de sélectionner ce qui est digne d’être conservé et transmis.

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