Nous séjournâmes huit jours à Moscou. […] Beaucoup d’idées, d’informations, de suggestions furent échangées entre les Russes et nous. Bidault et Dejean eurent, en compagnie de Garreau et de Laloy — qui, l’un et l’autre, parlaient bien le russe — divers entretiens avec Molotov et ses fonctionnaires. […] Mais, comme il était naturel, ce qui allait être dit et fait d’essentiel le serait entre Staline et moi. En sa personne et sur tous les sujets, j’eus l’impression d’avoir devant moi le champion rusé et implacable d’une Russie recrue de souffrance et de tyrannie, mais brûlant d’ambition nationale. […] Notre première conversation eut lieu au Kremlin, le soir du 2 décembre. […]  Molotov nous introduisit et le « maréchal » parut. Après des compliments banals, on s’assit autour de la table. Qu’il parlât, ou non, Staline, les yeux baissés, crayonnait des hiéroglyphes. Nous abordâmes, tout de suite, l’affaire allemande. Aucun de ceux qui étaient là ne doutait que le Reich dût s’écrouler.

Titre : De Gaulle rencontre Staline à Moscou, décembre 1944

Source : Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 3, Le salut (1944-1946), Paris, Plon, 1959

© Plon, 1959

Présentation

Le troisième tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle paraît chez Plon en 1959, alors même que celui-ci est devenu le premier président de la nouvelle Ve République. Ce tome recouvre dix-sept mois, de la fin de l’été 1944 à la démission du général de Gaulle du gouvernement le 20 janvier 1946. Écrit à la première personne, ce tome est intitulé « Le salut » par un de Gaulle soucieux de montrer comment il a reconstitué l’unité de la nation vaincue et occupée en 1940 sous sa direction, avant que la « discorde » ne la divise à nouveau et ne le contraigne à quitter le pouvoir. Dans cet extrait, il évoque sa première rencontre à Moscou avec Joseph Staline.

Contextualisation

Le 2 décembre 1944, le général de Gaulle arrive à Moscou pour négocier un traité d’alliance militaire avec Staline, devenu généralissime de l’Union soviétique. À cette date, les armées alliées sont aux portes du Troisième Reich. La France est presque entièrement libérée et l’Europe orientale est occupée en grande partie par l’Armée rouge : la fin de la guerre en Europe est proche.

Analyse

Rentré en France en août 1944, le général de Gaulle veut rétablir la légalité républicaine, mais aussi restaurer l’influence française en Europe occidentale : il joue alors la carte soviétique. À son arrivée à Moscou le 2 décembre, il sait, comme il l’affirme, que l’écroulement du Reich allemand est imminent. Staline est alors généralissime de l’URSS, un titre créé sur mesure pour lui (et non simplement « maréchal », comme de Gaulle le relève).

De Gaulle offre un portrait contrasté du dictateur soviétique, à la fois « rusé », « implacable », mais aussi distant, dominateur et détaché des convenances diplomatiques. Il prend soin néanmoins d’apparaître d’égal à égal avec lui, et non dans la position de chef d’une puissance de second rang. L’URSS n’est pas un État révolutionnaire mais une version nouvelle de la Russie traditionnelle, nationaliste et expansionniste, épuisée par sa coûteuse victoire sur l’Allemagne nazie.

Une telle description permet à de Gaulle de dissimuler la fragilité de la position française et les compromis que cette situation lui a imposés. Son voyage vise deux objectifs : conclure avec Staline une alliance contre l’Allemagne pour rétablir l’influence française et obtenir le contrôle de la rive gauche du Rhin. Le traité franco-soviétique du 10 décembre est très dur. La France devra intervenir contre toute agression de l’URSS par l’Allemagne ou l’un de ses alliés, ce qui désigne évidemment le Royaume-Uni et les États-Unis.

Les Français doivent aussi établir des échanges officiels avec le gouvernement polonais imposé par les Soviétiques (le « comité de Lublin ») et entériner ainsi la mainmise de l’URSS en Europe orientale. L’attitude de De Gaulle est pragmatique : l’appui de l’URSS doit permettre à la France de reprendre son rang dans les discussions internationales ; quant à la question allemande, aucun règlement n’est envisageable sans l’aval des Soviétiques. Ses espoirs, cependant, sont vite déçus ; Staline ne veut pas une France qui ferait contrepoids sur le continent. Dès le début de 1945, de Gaulle reconnaît l’échec ; fin août, il rencontre le président américain Harry Truman. La logique de la guerre froide est en marche.

Ressources complémentaires :

 

Bibliographie

Georges-Henri Soutou, Emilia Robin-Hivert (dir.), L’URSS et l’Europe de 1914 à 1957, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2008.

Georges-Henri Soutou, La Guerre froide 1943-1990, Paris, Hachette, 2011.

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